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Les NFT ou le ready-made inversé

Sur le détournement de la catégorie de l’art par les NFT pour en faire un outil de conception d’une nouvelle classe d’actifs, propice à une spéculation exubérante

Lorsque Marcel Duchamp invente le ready-made en 1913-15, il démontre qu’un certain quantum d’information — par exemple, un titre tel que, dans « En prévision du bras cassé » — peut désorganiser l’objectivité d’une pelle à neige en la transposant en œuvre d’art. Cette aporie définitionnelle dé-formait la matière qui constituait l’œuvre (bois et fer galvanisé) en la faisant basculer entre deux catégories contradictoires, outil ménager ordinaire et œuvre d’art. À cette désublimation conceptuelle (qui est le contraire de la dématérialisation, au rythme de l’historiographie de l’art conceptuel) a succédé la perte ou la disparition littérale de nombreux ready-mades (là encore, non par dématérialisation mais par abandon). Les plus célèbres d’entre eux, comme « Fontaine » de 1917, ont persisté non pas en tant que choses mais en tant que profils d’information, figures discursives composées de textes, de photographies et de « reenactments » 1 ou d’éditions. Avec le ready-made, Duchamp a livré la sculpture à l’information sur deux registres : il a désublimé la matière en la suspendant entre deux termes, pelle et sculpture, et il abandonne les objets au profit du discours. Désublimation et abandon.

Un peu plus de cent ans plus tard, les NFT 2 arrivent pour inverser le geste de Duchamp, ou peut-être pour achever le cycle de marchandisation de l’information qui est fondamental pour le capitalisme tardif. Oubliez l’hystérie concernant le marché des NFT, ou le fait qu’un inconnu du grand public (Mike Winkelmann, alias Beeple) ait presque atteint les prix d’enchères d’un Jeff Koons et d’un David Hockney. Et surtout, ne tenez pas compte des larmes de crocodile du collectionneur Sylvain Levy, qui a déclaré sans ménagement au New York Times : « L’art n’est plus une relation avec un objet. Il s’agit de gagner de l’argent… Je me sens mal pour l’art » 3. Après tout, le marché fera ce que le marché fera.

Everydays : The First 5,000 Days (2021). Credit: Mike Winkelmann, alias Beeple

Ce qui doit être retenu c’est la signification même de NFT : non-fungible token (jeton non fongible). La fongibilité de l’information — dans ce cas précis, un gros fichier numérique composé de mèmes Internet tout à fait ordinaires intitulé « Everydays : The First 5,000 Days (2021) » — a été capturée sous la forme d’un NFT en tant que propriété privée. Sa valeur dépend structurellement du droit exclusif de contrôler sa circulation. C’est d’autant plus pervers que ce jeton « non fongible » est fabriqué à partir d’images que Beeple a postées en ligne à partir de 2007 et qui, en théorie, pourraient être récoltées et assemblées à partir d’innombrables iPhones de par le monde. Ici, « l’art » a été déployé comme le mécanisme idéologique par lequel la production de Beeple, auparavant mobile, devient une propriété privée, susceptible d’une spéculation exubérante : c’est le ready-made inversé.

Dans un geste particulièrement révélateur, bien que dénué d’imagination, l’acheteur de l’œuvre de Beeple prévoit de construire un musée pour l’abriter. Twobadour Paanar, l’intendant du fonds NFT Metapurse, parlant au nom de ce même acheteur, connu sous le nom de Metakovan, a ainsi déclaré à The Art Newspaper :

Nous espérons travailler avec certains des meilleurs architectes de la planète pour concevoir quelque chose de vraiment digne de ce chef-d’œuvre… Contrairement à la Joconde qui est dans un espace physique, celui-ci est purement numérique. Nous avons donc l’intention de créer un monument que cette pièce particulière mérite et qui ne peut exister que dans le metaverse. 4

Il faut le répéter : Duchamp a utilisé la catégorie de l’art pour libérer la matérialité de la forme commercialisable ; le NFT déploie la catégorie de l’art pour extraire la propriété privée de l’information librement disponible.

Bien sûr, le ready-made est apparu relativement tôt dans la carrière de Duchamp. Son œuvre-testament, « Étant donnés » (1946-66), modélise une articulation totalement différente entre la spectroscopie et la matérialité. Contrairement aux ready-mades médiagéniques, « Étant donnés » résiste absolument à la reproduction. Il est impossible de prétendre la connaître sans la voir en personne à Philadelphie 5. Et quand on la voit, il faut se coller le visage contre une porte tachée de sueur et s’efforcer de voir ce qui se passe à travers un maudit judas. Pour voir cette œuvre d’art, il faut littéralement poser son corps contre elle, ce qui rend sa matérialité inéluctable. Il n’y a donc pas non plus de fongibilité ici, mais plutôt que de permettre la spéculation financière, cette non-fongibilité garantit un face-à-face avec une singularité absolue.

La relation entre la matière et la propriété est politique. L’art peut fonctionner comme une technologie d’extraction ou, comme l’a fait Duchamp, déstabiliser le moment où la matière devient propriété d’une manière qui est historiquement spécifique et esthétiquement fascinante. Une telle déstabilisation peut aborder une variété de questions urgentes, notamment l’héritage de l’esclavage (l’humain devenant propriété), l’injustice économique (le travail devenant propriété) et la persistance des relations coloniales dans le musée (la race devenant propriété). Mais quelle est l’esthétique de ces passages incomplets, traumatiques, sensuels ou furieux de la matière à la propriété et de la propriété à la matière ?

De toute évidence, il ne peut y avoir de réponse unique à cette question. Je suis convaincu, cependant, qu’une telle esthétique doit être fondée sur la générosité spectatorielle, dans laquelle on répond au don de l’œuvre de l’artiste par le don de son temps. Si nos actes de regard refusent d’être possessifs — s’ils ne visent pas à définir un objet mais plutôt à l’explorer comme un territoire matériel d’événements inépuisables — alors l’appropriation devient impossible.

En définitive, « Everydays » ne peut être considéré comme non fongible uniquement parce que suffisamment de personnes ont convenu qu’il l’était. Au contraire, dans leur vie antérieure, toutes les images constitutives de cette œuvre ont fonctionné en ligne comme un mode de communication. Le NFT est un contrat social qui valorise la propriété par rapport à l’expérience matérielle. Ce contrat peut être rompu.


Traduction de l’anglais d’un article publié dans la revue October, numéro 175, hiver 2021, MIT Press, sous license Creative Commons BY.

  1. A propos du phénomène culturel du « reenactments, voir Anne Bénichou, « Le reenactment ou le répertoire en régime intermédial », Intermedialité, numéro 28–29, automne 2016, printemps 2017.|
  2. Voir la page Wikipedia sur les NFT.|
  3. Scott Reyburn, « JPG File Sells for $69 Million, as ‘NFT Mania’ Gathers Pace », New York Times, 11 mars 2021.|
  4. Helen Stoilas, « Virtual Museum to Be Built to House Beeples Record-Breaking Digital Work », The Art Newspaper, 13 mars 2021.|
  5. L’œuvre « Étant donnés : 1° La chute d’eau, 2° Le gaz d’éclairage » est exposée au Philadelphia Museum of Art, en Pensylvanie.|