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Mode d’emploi du détournement

“Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours”

Tous les esprits un peu avertis de notre temps s’accordent sur cette évidence qu’il est devenu impossible à l’art de se soutenir comme activité supérieure, ou même comme activité de compensation à laquelle on puisse honorablement s’adonner. La cause de ce dépérissement est visiblement l’apparition de forces productives qui nécessitent d’autres rapports de production et une nouvelle pratique de la vie. Dans la phase de guerre civile où nous nous trouvons engagés, et en liaison étroite avec l’orientation que nous découvrirons pour certaines activités supérieures à venir, nous pouvons considérer que tous les moyens d’expression connus vont confluer dans un mouvement général de propagande qui doit embrasser tous les aspects, en perpétuelle interaction, de la réalité sociale.

Sur les formes et la nature même d’une propagande éducative, plusieurs opinions s’affrontent, généralement inspirées par les diverses politiques réformistes actuellement en vogue. Qu’il nous suffise de déclarer que, pour nous, sur le plan culturel comme sur le plan strictement politique, les prémisses de la révolution ne sont pas seulement mûres, elles ont commencé à pourrir. Non seulement le retour en arrière, mais la poursuite des objectifs culturels « actuels », parce qu’ils dépendent en réalité des formations idéologiques d’une société passée qui a prolongé son agonie jusqu’à ce jour, ne peuvent avoir d’efficacité que réactionnaire. L’innovation extrémiste a seule une justification historique.

Dans son ensemble, l’héritage littéraire et artistique de l’humanité doit être utilisé à des fins de propagande partisane. Il s’agit, bien entendu, de passer au-delà de toute idée de scandale. La négation de la conception bourgeoise du génie et de l’art ayant largement fait son temps, les moustaches de la Joconde ne présentent aucun caractère plus intéressant que la première version de cette peinture. Il faut maintenant suivre ce processus jusqu’à la négation de la négation. Bertold Brecht révélant, dans une interview accordée récemment à l’hebdomadaire « France-Observateur », qu’il opérait des coupures dans les classiques du théâtre pour en rendre la représentation plus heureusement éducative, est bien plus proche que Duchamp de la conséquence révolutionnaire que nous réclamons. Encore faut-il noter que, dans le cas de Brecht, ces utiles interventions sont tenues dans d’étroites limites par un respect malvenu de la culture, telle que la définit la classe dominante : ce même respect enseigné dans les écoles primaires de la bourgeoisie et dans les journaux des partis ouvriers, qui conduit les municipalités les plus rouges de la banlieue parisienne à réclamer toujours « le Cid » aux tournées du TNP, de préférence à « Mère Courage ».

A vrai dire, il faut en finir avec toute notion de propriété personnelle en cette matière. Le surgissement d’autres nécessités rend caduques les réalisations « géniales » précédentes. Elles deviennent des obstacles, de redoutables habitudes. La question n’est pas de savoir si nous sommes ou non portés à les aimer. Nous devons passer outre.

Tous les éléments, pris n’importe où, peuvent faire l’objet de rapprochements nouveaux. Les découvertes de la poésie moderne sur la structure analogique de l’image démontrent qu’entre deux éléments, d’origines aussi étrangères qu’il est possible, un rapport s’établit toujours. S’en tenir au cadre d’un arrangement personnel des mots ne relève que de la convention. L’interférence de deux mondes sentimentaux, la mise en présence de deux expressions indépendantes, dépassent leurs éléments primitifs pour donner une organisation synthétique d’une efficacité supérieure. Tout peut servir.

Il va de soi que l’on peut non seulement corriger une œuvre ou intégrer divers fragments d’œuvres périmées dans une nouvelle, mais encore changer le sens de ces fragments et truquer de toutes les manières que l’on jugera bonnes ce que les imbéciles s’obstinent à nommer des citations.

De tels procédés parodiques ont été souvent employés pour obtenir des effets comiques. Mais le comique met en scène une contradiction à un état donné, posé comme existant. En la circonstance, l’état de choses littéraire nous paraissant presque aussi étranger que l’âge du renne, la contradiction ne nous fait pas rire. Il faut donc concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le rire en se référant à la notion d’une œuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain sublime.

On sait que Lautréamont s’est avancé si loin dans cette voie qu’il se trouve encore partiellement incompris par ses admirateurs les plus affichés. Malgré l’évidence du procédé appliqué dans « Poésies », particulièrement sur la base de la morale de Pascal et Vauvenargues, au langage théorique — dans lequel Lautréamont veut faire aboutir les raisonnements, par concentrations successives, à la seule maxime — on s’est étonné des révélations d’un nommé Viroux, voici trois ou quatre ans, qui empêchaient désormais les plus bornés de ne pas reconnaître dans « Les Chants de Maldoror » un vaste détournement, de Buffon et d’ouvrages d’histoire naturelle entre autres. Que les prosateurs du « Figaro », comme ce Viroux lui-même, aient pu y voir une occasion de diminuer Lautréamont, et que d’autres aient cru devoir le défendre en faisant l’éloge de son insolence, voilà qui ne témoigne que de la débilité intellectuelle de vieillards des deux camps, en lutte courtoise. Un mot d’ordre comme « le Plagiat est nécessaire, le progrès l’implique » est encore aussi mal compris, et pour les mêmes raisons, que la phrase fameuse sur la poésie qui « doit être faite par tous ».

L’œuvre de Lautréamont — que son apparition extrêmement prématurée fait encore échapper en grande partie à une critique exacte — mis à part, les tendances au détournement que peut reconnaître une étude de l’expression contemporaine sont pour la plupart inconscientes ou occasionnelles ; et, plus que dans la production esthétique finissante, c’est dans l’industrie publicitaire qu’il faudra en chercher les plus beaux exemples.

On peut d’abord définir deux catégories principales pour tous les éléments détournés, et sans discerner si leur mise en présence s’accompagne ou non de corrections introduites dans les originaux. Ce sont les détournements mineurs, et les détournements abusifs.

Le détournement mineur est le détournement d’un élément qui n’a pas d’importance propre et qui tire donc tout son sens de la mise en présence qu’on lui fait subir. Ainsi des coupures de presse, une phrase neutre, la photographie d’un sujet quelconque.

Le détournement abusif, dit aussi détournement de proposition prémonitoire, est au contraire celui dont un élément significatif en soi fait l’objet ; élément qui tirera du nouveau rapprochement une portée différente. Un slogan de Saint-Just, une séquence d’Einsenstein par exemple.

Les œuvres détournées d’une certaine envergure se trouveront donc le plus souvent constituées par une ou plusieurs séries de détournements abusifs-mineurs.

Plusieurs lois sur l’emploi du détournement se peuvent dès à présent établir.

“Mort de J.H. ou Fragiles tissus”. Credit: Guy Debord

C’est l’élément détourné le plus lointain qui concourt le plus vivement à l’impression d’ensemble, et non les éléments qui déterminent directement la nature de cette impression. Ainsi dans une métagraphie relative à la guerre d’Espagne la phrase au sens le plus nettement révolutionnaire est cette réclame incomplète d’une marque de rouge à lèvres : « les jolies lèvres ont du rouge ». Dans une autre métagraphie (« Mort de J.H. ») cent vingt-cinq petites annonces sur la vente de débits de boissons traduisent un suicide plus visiblement que les articles de journaux qui le relatent.

Les déformations introduites dans les éléments détournés doivent tendre à se simplifier à l’extrême, la principale force d’un détournement étant fonction directe de sa reconnaissance, consciente ou trouble, par la mémoire. C’est bien connu. Notons seulement que si cette utilisation de la mémoire implique un choix du public préalable à l’usage du détournement, ceci n’est qu’un cas particulier d’une loi générale qui régit aussi bien le détournement que tout autre mode d’action sur le monde. L’idée d’expression dans l’absolu est morte, et il ne survit momentanément qu’une singerie de cette pratique, tant que nos autres ennemis survivent.

Le détournement est d’autant moins opérant qu’il s’approche d’une réplique rationnelle. C’est le cas d’un assez grand nombre de maximes retouchées par Lautréamont. Plus le caractère rationnel de la réplique est apparent, plus elle se confond avec le banal esprit de répartie, pour lequel il s’agit également de faire servir les paroles de l’adversaire contre lui. Ceci n’est naturellement pas limité au langage parlé. C’est dans cet ordre d’idées que nous eûmes à débattre le projet de quelques-uns de nos camarades visant à détourner une affiche antisoviétique de l’organisation fasciste « Paix et Liberté » — qui proclamait, avec vues de drapeaux occidentaux emmêlés, « l’union fait la force » — en y ajoutant la phrase « et les coalitions font la guerre ».

Le détournement par simple retournement est toujours le plus immédiat et le moins efficace. Ce qui ne signifie pas qu’il ne puisse avoir un aspect progressif. Par exemple cette appellation pour une statue et un homme : « le Tigre dit Clemenceau ». De même la messe noire oppose à la construction d’une ambiance qui se fonde sur une métaphysique donnée, une construction d’ambiance dans le même cadre, en renversant les valeurs, conservées, de cette métaphysique.

Des quatre lois qui viennent d’être énoncées, la première est essentielle et s’applique universellement. Les trois autres ne valent pratiquement que pour des éléments abusifs détournés.

Les premières conséquences apparentes d’une génération du détournement, outre les pouvoirs intrinsèques de propagande qu’il détient, seront la réappropriation d’une foule de mauvais livres ; la participation massive d’écrivains ignorés ; la différenciation toujours plus poussée des phrases ou des œuvres plastiques qui se trouveront être à la mode ; et surtout une facilité de la production dépassant de très loin, par la quantité, la variété et la qualité, l’écriture automatique d’ennuyeuse mémoire.

Non seulement le détournement conduit à la découverte de nouveaux aspects du talent, mais encore, se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques, il ne peut manquer d’apparaître un puissant instrument culturel au service d’une lutte de classes bien comprise. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de Chine de l’intelligence. Voici un réel moyen d’enseignement artistique prolétarien, la première ébauche d’un communisme littéraire.

Les propositions et les réalisations sur le terrain du détournement se multiplient à volonté. Limitons nous pour le moment à montrer quelques possibilités concrètes à partir des divers secteurs actuels de la communication, étant bien entendu que ces divisions n’ont de valeur qu’en fonction des techniques d’aujourd’hui, et tendent toutes à disparaître au profit de synthèses supérieures, avec les progrès de ces techniques.

Outre les diverses utilisations immédiates des phrases détournées dans les affiches, le disque ou l’émission radiophonique, les deux principales applications de la prose détournée sont l’écriture métagraphique et, dans une moindre mesure, le cadre romanesque habilement perverti.

Le détournement d’une œuvre romanesque complète est une entreprise d’un assez mince avenir, mais qui pourrait se révéler opérante dans la phase de transition. Un tel détournement gagne à s’accompagner d’illustrations en rapports non-explicites avec le texte. Malgré les difficultés que nous ne nous dissimulons pas, nous croyons qu’il est possible de parvenir à un instructif détournement psychogéographique du « Consuelo » de George Sand, qui pourrait être relancé, ainsi maquillé, sur le marché littéraire, dissimulé sous un titre anodin comme « Grande Banlieue », ou lui-même détourné comme « La Patrouille Perdue » (il serait bon de réinvestir de la sorte beaucoup de titres de films dont on ne peut plus rien tirer d’autre, faute de s’être emparé des vieilles copies avant leur destruction, ou de celles qui continuent d’abrutir la jeunesse dans les cinémathèques).

L’écriture métagraphique, aussi arriéré que soit par ailleurs le cadre plastique où elle se situe matériellement, présente un plus riche débouché à la prose détournée, comme aux autres objets ou images qui conviennent. On peut en juger par le projet, datant de 1951 et abandonné faute de moyens financiers suffisants, qui envisageait l’arrangement d’un billard électrique de telle sorte que les jeux de ses lumières et le parcours plus ou moins prévisible de ses billes servissent à une interprétation métagraphique-spaciale qui s’intitulerait « des sensations thermiques et des désirs des gens qui passent devant les grilles du musée de Cluny, une heure environ après le coucher du soleil en novembre ». Depuis, bien sûr, nous savons qu’un travail situationniste-analytique ne peut progresser scientifiquement par de telles voies. Les moyens cependant restent bons pour des buts moins ambitieux.

C’est évidemment dans le cadre cinématographique que le détournement peut atteindre à sa plus grande efficacité, et sans doute, pour ceux que la chose préoccupe, à sa plus grande beauté.

Les pouvoirs du cinéma sont si étendus, et l’absence de coordination de ces pouvoirs si flagrante, que presque tous les films qui dépassent la misérable moyenne peuvent alimenter des polémiques infinies entre divers spectateurs ou critiques professionnels. Ajoutons que seul le conformisme de ces gens les empêche de trouver des charmes aussi prenants et des défauts aussi criants dans les films de dernière catégorie. Pour dissiper un peu cette risible confusion des valeurs, disons que « Naissance d’une Nation », de Griffith, est un des films les plus importants de l’histoire du cinéma par la masse des apports nouveaux qu’il représente. D’autre part, c’est un film raciste : il ne mérite donc absolument pas d’être projeté sous sa forme actuelle. Mais son interdiction pure et simple pourrait passer pour regrettable dans le domaine, secondaire mais susceptible d’un meilleur usage, du cinéma. Il vaut bien mieux le détourner dans son ensemble, sans même qu’il soit besoin de toucher au montage, à l’aide d’une bande sonore qui en ferait une puissante dénonciation des horreurs de la guerre impérialiste et des activités du Ku-Klux-Klan qui, comme on sait, se poursuivent à l’heure actuelle aux États-Unis.

Un tel détournement, bien modéré, n’est somme toute que l’équivalent moral des restaurations des peintures anciennes dans les musées. Mais la plupart des films ne méritent que d’être démembrés pour composer d’autres œuvres. Évidemment, cette reconversion de séquences préexistantes n’ira pas sans le concours d’autres éléments : musicaux ou picturaux, aussi bien qu’historiques. Alors que jusqu’à présent tout truquage de l’histoire, au cinéma, s’aligne plus ou moins sur le type de bouffonnerie des reconstitutions de Guitry, on peut faire dire à Robespierre, avant son exécution : « malgré tant d’épreuves, mon expérience et la grandeur de ma tâche me font juger que tout est bien ». Si la tragédie grecque, opportunément rajeunie, nous sert en cette occasion à exalter Robespierre, que l’on imagine en retour une séquence du genre néo-réaliste, devant le zinc, par exemple, d’un bar de routiers — un des camionneurs disant sérieusement à un autre : « la morale était dans les livres des philosophes, nous l’avons mise dans le gouvernement des nations ». On voit ce que cette rencontre ajoute en rayonnement à la pensée de Maximilien, à celle d’une dictature du prolétariat.

La lumière du détournement se propage en ligne droite. Dans la mesure où la nouvelle architecture semble devoir commencer par un stade expérimental baroque, le complexe architectural — que nous concevons comme la construction d’un milieu ambiant dynamique en liaison avec des styles de comportement — utilisera vraisemblablement le détournement des formes architecturales connues, et en tout cas tirera parti, plastiquement et émotionnellement, de toutes sortes d’objets détournés : des grues ou des échafaudages métalliques savamment disposés prenant avantageusement la relève d’une tradition sculpturale défunte. Ceci n’est choquant que pour les pires fanatiques du jardin à la française. On se souvient que, sur ses vieux jours, d’Annunzio, cette pourriture fascisante, possédait dans son parc la proue d’un torpilleur. Ses motifs patriotiques ignorés, ce monument ne peut qu’apparaître plaisant.

En étendant le détournement jusqu’aux réalisations de l’urbanisme, il ne serait sans doute indifférent à personne que l’on reconstituât minutieusement dans une ville tout un cartier d’une autre. L’existence, qui ne sera jamais trop déroutante, s’en verrait réellement embellie.

Les titres mêmes, comme on l’a déjà vu, sont un élément radical du détournement. Ce fait découle de deux constatations générales qui sont, d’une part, que tous les titres sont interchangeables, et d’autre part qu’ils ont une importance déterminante dans plusieurs disciplines. Tous les romans policiers de la « série noire » se ressemblent intensément, et le seul effort de renouvellement portant sur le titre suffit à leur conserver un public considérable. Dans la musique, un titre exerce toujours une grande influence, et rien ne justifie vraiment son choix. Il ne serait donc pas mauvais d’apporter une ultime correction au titre de la « Symphonie héroïque » en en faisant, par exemple, une « Symphonie Lénine ».

Le titre contribue fortement à détourner l’œuvre, mais une réaction de l’œuvre sur le titre est inévitable. De sorte que l’on peut faire un usage étendu de titres précis empruntés à des publications scientifiques (« Biologie littorale des mers tempérées ») ou militaires (« Combats de nuit des petites unités d’infanterie) ; et même de beaucoup de phrases relevées dans les illustrés enfantins (« De merveilleux paysages s’offrent à la vue des navigateurs »).

Pour finir, il nous faut citer brièvement quelques aspects de ce que nous nommerons l’ultra-détournement, c’est-à-dire les tendances du détournement à s’appliquer dans la vie sociale quotidienne. Les gestes et les mots peuvent être chargés d’autres sens, et l’ont été constamment à travers l’histoire, pour des raisons pratiques. Les sociétés secrètes de l’ancienne Chine disposaient d’un grand raffinement de signes de reconnaissance, englobant la plupart des attitudes mondaines (manière de disposer des tasses ; de boire ; citations de poèmes arrêtées à des moments convenus). Le besoin d’une langue secrète, de mots de passe, est inséparable d’une tendance au jeu. L’idée-limite est que n’importe quel signe, n’importe quel vocable, est susceptible d’être converti en autre chose, voire en son contraire. Les insurgés royalistes de la Vendée, parce qu’affublés de l’immonde effigie du cœur de Jésus, s’appelaient l’Armée Rouge. Dans le domaine pourtant limité de la politique, cette expression a été complètement détournée en un siècle.

Outre le langage, il est possible de détourner par la même méthode le vêtement, avec toute l’importance affective qu’il recèle. Là aussi, nous trouvons la notion de déguisement en liaison étroite avec le jeu. Enfin, quand on en arrive à construire des situations, but final de toute notre activité, il sera loisible à tout un chacun de détourner des situations entières en en changeant délibérément telle ou telle condition déterminante.

Les procédés que nous avons sommairement traités ici ne sont pas présentés comme une intention qui nous serait propre, mais au contraire comme une pratique assez communément répandue que nous nous proposons de systématiser.

La théorie du détournement par elle-même ne nous intéresse guère. Mais nous la trouvons liée à presque tous les aspects constructifs de la période de transition présituationniste. Son enrichissement, par la pratique, apparaît donc comme nécessaire.

Nous remettons à plus tard le développement de ces thèses.

« Eh bien, laisse tomber »

L’illustration utilisée ici n’est pas présente dans l’édition originale de ce texte. Il s’agit de Mort de J.H. ou Fragiles tissus (en souvenir de Kaki), métagraphie réalisée par Guy Debord en mars 1954 à la mémoire de Jacqueline Harispe, dite Kaki, ancien mannequin chez Dior, qui se « laisse tomber » de la fenêtre de sa chambre d’hôtel, 24 rue Cels (14e), le 28 novembre 1953. Elle avait 20 ans. « Elle était down, complètement stoned. Elle était au balcon, elle ne portait qu’un petit slip noir. Elle avait de ces jambes longues, superbes. Un petit bout de femme toute mince. Et elle a dit : “Boris, j’en ai marre. Je veux tout laisser tomber.” Et lui, pour autant que je sache, a répondu : “Eh bien, laisse tomber.” Et alors il la voit enjamber le balcon. Il essaie de la rattraper mais ne retient que son petit slip » (souvenir de Vali Meyers, personnage central de Love on the Left Bank, 1956, ouvrage du photographe hollandais Ed van der Elsken, dans lequel figure la bande du café Moineau).

Addendum

Ce texte est paru initialement dans la revue belge Les lèvres nues, numéro 8, mai 1956. Il a été inclus dans le volume Défense de Mourir, recueil de textes de Gil Joseph Wolman, établi par Gérard Berréby et Danielle Orhan, paru aux éditions Allia en 2001. Une collection intégrale des 12 numéros de la revue Les Lèvres Nues a aussi été rééditée en facsimilé (sous forme de coffret) par les mêmes éditions Allia en 1995.

Le numéro 3 (décembre 1959) de la revue International situationniste revient, dans une note non signée, sur le détournement et en particulier sur le texte du Mode d’emploi de 1956 : « Le parodique-sérieux recouvre les contradictions d’une époque où nous trouvons, aussi pressantes, l’obligation et la presque impossibilité de rejoindre, de mener, une action collective totalement novatrice. Où le plus grand sérieux s’avance masqué dans le double jeu de l’art et de sa négation ; où les essentiels voyages de découverte ont été entrepris par des gens d’une si émouvante incapacité. »

Par ailleurs, ce texte a donné lieu à une adaptation théâtrale (2010) avec Estelle Lesage, Frédéric Fachéna, Pauline Hauswirth, Etienne Parc, Emilie Paillard, Stéphane Gombert, Xavier Tchili, Mirabelle Rousseau, et mise en scène par Mirabelle Rousseau : « La première partie du spectacle raconte les tentatives et l’échec du théâtre à prendre en charge cette théorie du détournement. Puis, nous vous invitons à nous suivre dans une promenade parisienne, une dérive dans laquelle nous traverserons plusieurs situations. »

Les lèvres nues, numéro 8
La couverture du numéro 8 des Lèvres nues, avec un bel exercice de détournement de notoriété culturelle.

Les numéros de la revue Les lèvres nues ne font mention d’aucun copyright, ni pour les textes, ni pour les images. Les versions réédité sont marquées d’un copyright des éditions Plasma (1978) et Allia (1995). Cet article est reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable.