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“Seules nous sommes impuissantes, ensemble nous sommes fortes”

Retour sur l’histoire et l’expérience de See Red, collectif-atelier de Londres, qui a produit entre 1974 et 1990 un ensemble étonnant de créations graphiques pour le mouvement des femmes

Le See Red Women’s Workshop a été fondé en 1974 par trois anciennes étudiantes en art. Nous nous sommes rencontrées grâce à une annonce placée dans Red Rag, un magazine féministe radical 1, proposant aux femmes intéressées de constituer un groupe pour analyser et combattre les images stéréotypées des femmes dans la publicité et les médias. See Red est né de cette rencontre et un collectif s’est constitué, produisant à la demande des affiches en sérigraphie pour le mouvement de libération des femmes ainsi que pour des groupes communautaires entre autres.

Séance de travail collectif à l’atelier See Red.
Séance de travail collectif à l’atelier See Red.

Le travail collectif était au cœur de l’éthique de See Red, tout comme le partage des compétences et des connaissances. Ses membres appartenaient à des groupes de conscientisation des femmes et étaient actifs dans diverses organisations radicales et alternatives. Dans les premiers temps, les affiches étaient principalement produites à partir de nos expériences personnelles en tant que femmes, sur l’oppression du travail domestique, la garde des enfants et les représentations stéréotypées de la femme. Nous avons également produit des affiches, des calendriers, des cartes postales et des illustrations pour d’autres groupes.

Pour chaque projet, une idée était discutée, l’une d’entre nous travaillait sur un visuel, le présentait pour discussion, quelqu’un d’autre pouvait y apporter des modifications, etc. jusqu’à ce que le collectif soit satisfait du résultat final ; personne ne s’en attribuait le mérite à titre personnel. C’était un concept que beaucoup de gens dans le monde de l’art avaient du mal à accepter. La qualité était importante et de nombreuses heures étaient consacrées à s’assurer que seules des affiches bien imprimées et correctement produites sortent de l’atelier.

Morde la main qui vous « nourrit ».

Les femmes noires ne seront pas intimidées.

Les lesbiennes sortent au grand jour en force.

Nos premiers locaux se trouvaient dans un squat à Camden Town, mais après qu’une fenêtre ait été brisée par un jet de brique, See Red a déménagé dans le sud de Londres, près de Walworth Road. Les locaux étaient à l’abandon et toutes les rénovations ont été réalisées par le collectif ou par des femmes travaillant dans le bâtiment. Le local de l’atelier a par ailleurs été attaqué à plusieurs reprises par le National Front, des autocollants collés sur la devanture jusqu’à la porte fracturée, de l’encre a été déversée sur les machines, les lignes téléphoniques ont aussi été coupées et du courrier a été subtilisé.

Le collectif se composait en moyenne de 6 personnes, mais en tout environ 45 femmes sont passées par l’atelier au cours de son existence. Certaines étaient en formation pendant quelques mois, d’autres venaient réaliser des affiches avec l’aide du collectif autour de thèmes qui leur tenaient à cœur. Jusqu’à ce que nous recevions des subventions, d’abord du Conseil de Southwark, puis du GLC en 1983, le financement de l’atelier provenait de la vente des affiches, de l’impression pour les groupes communautaires et autres, et de dons. Nous avions toutes des emplois à temps partiel ou des petits boulots de garde d’enfants. L’équipement, les encres, le papier, etc. ont été acquis auprès d’entreprises qui avaient fait faillite ou ont été rachetées grâce à des dons.

Seules des encres à base d’huile étaient disponibles à cette époque. La principale technique d’impression était le bouchage à l’aide d’une gomme soluble dans l’eau ; les tirages étaient d’abord accrochés sur des cordes à linge pour pouvoir sécher, nous avons ensuite évolué vers des supports de séchage et ce n’est qu’au bout d’un an ou deux qu’il a été possible d’aménager une chambre noire et d’acheter le matériel pour pouvoir introduire des clichés photographiques. 2

Après 1984, l’atelier s’est concentré sur la conception et l’impression d’affiches pour les groupes de femmes et les groupes communautaires et, bien que de nombreuses affiches originales du mouvement des femmes aient continué à être réimprimées et distribuées, aucune nouvelle affiche See Red n’a été produite. 

Les femmes, débarrassons-nous de notre double fardeau d’exploitation économique et sexiste.

Il y a-t-il une vie avant le Mariage ?

Ne laissons pas le racisme nous diviser.

L’atelier a bénéficié d’un financement pendant trois ans, jusqu’à la disparition du GLC en 1986 3. Pendant cette période, avec le soutien du Conseil de Southwark, il a également déménagé dans des locaux plus agréables et plus adaptés à Camberwell. Le financement a permis l’achat de meilleurs équipements et la production de tirages de qualité (encore) supérieure, ce que même les petits groupes attendaient de plus en plus.

Bien que l’atelier ait continué après 1986, il était difficile de survivre sans financement supplémentaire, d’autant plus que de nombreux groupes apparus au cours de ces années avaient également bénéficié de subventions (il y a ici un argument contre la dépendance aux subventions !). La demande pour des affiches originales a considérablement diminué et, en tout cas, les marges ont comme toujours été intentionnellement réduites au minimum. La sérigraphie a par ailleurs été de plus en plus considérée comme un moyen coûteux de réaliser des affiches. L’atelier a finalement fermé en 1990.

Deux des membres fondatrices sont décédées : Julia Franco en 1980 et Sarah Jones en 2007. Les autres membres fondatrices Suzy Mackie et Pru Stevenson, ainsi que Jess Baines et Anne Robinson, qui nous avaient rejoint par la suite, ont participé ces dernières années à diverses activités autour de l’histoire de See Red, notamment la création d’un site Web [et une page Facebook], diverses conférences et expositions et un livre sur l’atelier publié par Four Corners 4.

Références

A propos du livre

L’ouvrage publié par Four Corners Books est un beau livre, à la conception graphique impeccable, présentant les affiches et autres productions de See Red en grand format et en haute résolution. Dans un court billet publié sur le site Fonts in Use, la graphiste Claire Masson, avait présenté les grandes lignes de sa démarche dans la conception de l’ouvrage.

Au milieu des années 1970, See Red a lancé l’atelier de sérigraphie à Londres, en réponse à un désir de combattre les images sexistes des femmes. Créant des alternatives positives et stimulantes, les affiches et les calendriers réalisés par l’atelier expriment visuellement des frustrations, des réflexions et des désirs de changement.

Non seulement les affiches offrent un documentation visuelle de cette époque politiquement dynamique, mais elles sont, en tant qu’œuvres, vivantes, immédiates, énergiques et humoristiques.

La présentation du parcours et des créations de See Red exigeait la bonne dose d’énergie. Pas trop calme (apologie). Pas trop de présence (compétition). L’ensemble du travail produit dans le cadre de l’atelier n’avait pas non plus besoin d’être « habillé » ou célébré.

J’ai adopté une approche de simplicité audacieuse, qui se retrouve dans chaque prise de décision, du format du livre à la grille de mise en page, en passant par l’ordre de présentation des matériaux et le choix des caractères.

La police Dia, une famille de caractères récente de type grotesque (sans sérif), est utilisé dans l’ensemble du livre. Les espaces et les formes créés par Dia ne sont pas uniformes. Je voulais justement du caractère.

Claire Mason

See Red Women’s Workshop : Feminist Posters 1974-1990
 Postface de Sheila Rowbotham, livre illustré, 184 pages, 31×22 cm, Four Corners Books, 2016.

Traduction de l’anglais du texte de présentation publié sur le site See Red Women’s Workshop. Ce texte est inédit en français. Les notes de bas de page sont de notre fait. Le texte reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable. Les images du See Red peuvent être librement réutilisées à des fin non commerciales suivant les termes de la licence Creative Commons BY-SA-NC.

  1. Le journal Red Rag a été créé en 1972 par un collectif féministe indépendant, se revendiquant comme marxiste, qui avait été expulsé du Parti communiste de Grande Bretagne pour son engagement justement dans le mouvement de libération des femmes et pour ses prises de position en faveur d’une « démocratie totale ». Source Wikipedia et Red Flag Walks.|
  2. La sérigraphie est un procédé d’impression en pochoir, la forme est un cadre tendu d’un écran textile (à l’origine en soie, d’où le nom, désormais en matière synthétique), obturé par procédé physico-chimique par un vernis, l’encre passant entre les mailles laissées libres sous l’action d’un racloir. Pour une vue plus complète sur la sérigraphie, voir la fiche Wikipedia sur le sujet.|
  3. Le Conseil du Grand Londres (Greater London Council, GLC) a été est l’organe administratif principal du gouvernement local pour l’aire urbaine Londres entre 1965 à 1986.|
  4. See Red Women’s Workshop : Feminist Posters 1974-1990, Four Corners Books, 2016.|