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Le corps nu pour défier la censure

Avec l’anthologie “Naked Body”, publié en anglais chez Paradise System, à la découverte de la bande dessinée indépendante chinoise

Illustration de Zuo Xin
Credit: Zuo Xin

Au début des années 2010, l’artiste et auteur de bande dessinée pékinois Yan Cong (烟囱) 1 — un pseudonyme qui se traduit par « cheminée » — s’est entendu dire par des imprimeurs qu’ils ne publieraient aucun de ses livres s’ils contenaient de la nudité. À la fois irrité et inspiré, Cong a décidé de répondre à la censure par une anthologie de comics dans laquelle tous les personnages principaux seraient nus. Naked Body, publié en chinois en 2014 2, mettait ainsi en lumière l’humour, les méandres, l’excitation et l’étonnante ampleur de la scène alternative chinoise de la bande dessinée.

Les bandes dessinées japonaises et européennes ont eu une forte influence sur les créateurs américains, en revanche les bandes dessinées chinoises sont bien moins connues ; en partie à cause de la censure, celle qui a inspiré justement Naked Body, et qui fait que l’État exerce un contrôle étroit sur tout ce qui est publié.

« Il est assez difficile de faire de l’édition indépendante en Chine », explique Orion Martin, des éditions de langue anglaise Paradise Systems (États unis). « Les maisons d’édition d’État ont accès aux codes d’autorisation de publication délivrés par l’État 3, et si vous n’obtenez pas ce code, vous ne pouvez pas distribuer vos livres dans les librairies d’État ou même les librairies en ligne ordinaires ».

Les artistes comme Cong, qui veulent distribuer des œuvres abordant des thèmes à connotation sexuelle ou contenant de la nudité, doivent généralement créer leurs propres boutiques en ligne. Mais celles-ci sont également soumises à la censure. Dans le passé, Cong a vu sa page web supprimée par les autorités chinoises sans autres explications.

Selon Orion Martin, la censure en ligne est tout de même un peu moins sévère : « Les médias sociaux chinois sont quelque chose d’énormes, des millions de personnes y participent et les mèmes sont innombrables. Mais pour qu’un mème soit vraiment énorme en Chine, il faut qu’il soit, au moins à un certain niveau, approuvé par le gouvernement ». Ce même gouvernement qui peut par ailleurs prendre des mesures parfaitement efficaces pour l’étouffer. Les autorités chinoises n’ont pas l’intention de laisser exploser des bandes dessinées indépendantes, bizarres, comportant de la nudité.

Illustration de Shuran
Credit: Shuran

Ce découragement de l’État a fait que la scène chinoise de la bande dessinée indépendante est relativement éparpillée par rapport à celle du Japon, de l’Europe ou des États-Unis. Il n’y a pas de style dominant. Pour une anthologie plus traditionnelle l’absence d’une cohérence de style ou d’une approche globale pourrait être un problème. Mais pour Naked Body, dont l’objectif est de promouvoir la liberté d’expression et de laisser libre cours à l’imagination, la variété des approches est au contraire quelque chose d’excitant, déconcertant et parfaitement imparfait.

Il y a par exemple « About Love » de Yuwei Gong SM (宫煜伟), une nouvelle ludique sur le fait de faire l’amour sur un bateau et d’être dévoré par un monstre marin. Et « Naked » par Ryan Xie (谢恺宸), une séquence burlesque sans paroles qui se déroule dans une douche commune, où la tête d’un homme est mangée par de la mousse à raser — et des choses encore plus bizarres par la suite.

Certaines des bandes dessinées de Naked Body ne pourraient pas être racontées sans nudité. Par exemple, « Hair » par Wang XX (王XX) est une histoire visuellement dépouillée dans laquelle une femme sous la douche contemple anxieusement les poils de son corps. « Quelle est la quantité de poils qui est normale de toute façon ? Quand ils sont mouillés sous la douche, on dirait qu’ils sont plus nombreux », pense-t-elle, avant d’inspecter son propre corps : coudes, pieds, poitrine, ventre. De même, « Pina Colada », de Leng Wenzhi (冷志文), est une représentation onirique à l’aquarelle de deux hommes parlant de leur propre fétichisme des pieds et de leur passion pour Madonna, tout en faisant l’amour.

D’autres se contentent d’introduire de la nudité dans leur récit un peu au chausse-pied. « Another World » de Sadan (撒旦君) raconte le voyage d’une vieille femme dans l’au-delà, où (comme par hasard) personne ne porte de vêtements. La femme fréquente des démons à la langue de serpent jusqu’au moment où elle réalise qu’elle peut imaginer la vie après la mort comme bon lui semble. « Je peux donc parfaitement choisir à quoi tu ressembles ? » demande-t-elle avec un sourire malicieux, avant de transformer le démon en… modèle de bikini.

Illustration de Inkee Wang
Planche de l’édition chinoise. Credit: Inkee Wang

La vieille femme pense manifestement, contrairement aux censeurs chinois, que la représentation des corps est quelque chose de plaisant. Et beaucoup de gens sont d’accord avec elle, si l’on en croit le succès du financement participatif sur Kickstarter lancé par Paradise Systems. L’éditeur espérait collecter 8000 dollars (environ 7000€) pour pouvoir publier Naked Body, en fait il a reçu plus de 16000 dollars de contributions. La parution de cette traduction américaine est une occasion, espérons-le, de rendre le livre plus visible et disponible y compris en Chine 4.

Être nu ne signifie pas être plus libre. De nombreux personnages de l’anthologie sont d’ailleurs irrités ou contrariés de devoir parader dans le plus simple appareil. « Fuck » s’exclame ainsi sèchement la protagoniste de l’histoire réalisée par Inkee Wang (王 颖琦) lorsqu’on lui annonce qu’elle ne doit rien porter.

Mais la nudité dans l’anthologie fonctionne inévitablement comme une métaphore de toutes les choses que les forces répressives désapprouvent : le sexe, la folie, l’irrévérence, le fait de voir le monde d’une manière différente 5. Naked Body est un rappel de tout ce que l’imagination peut découvrir, et retrouver, où que l’on vive.


Couverture de l'anthologie Naked Body

Naked Body. Anthology of Chinese Comics
Impression offset, 116 pages en couleur.
Textes en anglais et chinois simplifié (livret).
Paradise System, 2019.
21.95 $ (plus frais de douane)

A voir aussi chez Paradise System

L’album Cry de Yan Cong (en 2018), une très courte histoire (24 pages en noir et blanc), très sombre et très triste, de solitude et de recours à la prostitution. Tout à fait typique de l’univers assez dépressif des comics de Yan Cong.

L’anthologie First Wave qui collecte 100 pages de comics publiée en Chine entre janvier et mars 2020. Du récit autobiographique à la science-fiction, les œuvres de ces dessinateurs et dessinatrices capturent l’anxiété et la résilience de ceux et celles qui ont vécu la première vague de la pandémie mondiale de civid—19. On retrouve dans ce volume certain·e·s des auteur·e·s présent·e·s dans Naked Body. Format PDF uniquement.

Traduction d’un article publié sur The Guardian. Ce texte est inédit en français. Les notes de bas de page sont de notre fait. Le texte est sous le copyright de Noah Berlatsky, les images sont sous copyright de leurs auteur·e·s respectif· et des éditions Paradise System. Ils sont reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable. C’est aussi un acte de soutien au projet et à la démarche des éditions Paradise System.

  1. Voir l’une de rare source en français sur Yan Cong : « Yan Cong et l’émergence de la bande dessinée alternative en Chine », entretien réalisé en 2012, publié sur le site Du9 – L’autre bande dessinée.|
  2. L’édition chinoise a été publiée pour le cinquième anniversaire de Narrative Addiction, le zine de comics publié par Yan Cong. Il est possible d’avoir un aperçu rapide du numéro 9 de cette publication sur le site Printed Matter, une librairie de New York.|
  3. Il s’agit de l’équivalent de la référence ISBN attribuée à chaque livre en France, mais utilisé à des fin de censure préventive par l’État chinois.|
  4. L’album est d’ailleurs accompagné d’une livret comportant une version en chinois simplifié des textes.|
  5. « L’univers de Yan Cong est très sombre — ses héros évoluent dans des paysages industriels tristes et sans âme (…). Dans ses œuvres, Yan Cong [exprime] la solitude, des difficultés à s’exprimer ou à communiquer avec le monde extérieur. Probablement souffrent-ils d’une forme d’aliénation qui les pousse à se replier sur eux-mêmes (la masturbation — ou les difficultés des personnages à assouvir leurs désirs sexuels est un thème récurrent) », Du9, op.cit.|