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Déboulonnages : le sens de l’iconoclasme

Les manifestant·e·s qui détruisent des monuments à la mémoire des esclavagistes ou auteurs de génocides sont accusés de vouloir “effacer le passé”. Et si, au contraire, ces actions permettaient de raconter enfin l’histoire du point de vue de leurs victimes

Statue de Christophe Colomb mise à bas par des activistes des premières nations
Statue de Christophe Colomb mise à bas par des activistes des premières nations, à Saint-Paul, Minnesota, le 10 juin 2020. Credit: Tony Webster (Creative Commons BY)

L’anti-racisme est une bataille pour la mémoire. C’est l’une des caractéristiques les plus remarquables de la vague de protestations qui a déferlé sur le monde après l’assassinat de George Floyd à Minneapolis. Partout, les mouvements antiracistes ont remis le passé en question en ciblant des monuments qui symbolisent l’héritage de l’esclavage et du colonialisme : le général confédéré Robert E. Lee en Virginie ; Theodore Roosevelt à New York ; Christophe Colomb dans de nombreuses villes américaines ; le roi belge Léopold II à Bruxelles ; le marchand d’esclaves Edward Colston à Bristol ; Jean-Baptiste Colbert, ministre des finances de Louis XIV et auteur du tristement célèbre « Code noir » en France ; le père du journalisme italien moderne et ancien propagandiste du colonialisme fasciste, Indro Montanelli, etc.

Qu’elles soient renversées, détruites, repeintes ou couvertes de graffitis, ces statues incarnent une nouvelle dimension de la lutte : le lien entre droits et mémoire. Elles soulignent le contraste entre le statut des noirs et des sujets postcoloniaux en tant que minorités stigmatisées et brutalisées, et la place symbolique accordée dans l’espace public à leurs oppresseurs — un espace qui constitue également l’environnement urbain de notre vie quotidienne.

Explosions d’iconoclasme

Il est bien connu que les révolutions possèdent une « fureur iconoclaste ». Qu’elle soit spontanée, comme la destruction d’églises, de croix et de reliques catholiques durant les premiers mois de la guerre civile espagnole, ou plus soigneusement planifiée, comme la démolition de la colonne Vendôme pendant la Commune de Paris, cette explosion d’iconoclasme façonne tout renversement de l’ordre établi.

Le réalisateur Sergueï Eisenstein ouvre Octobre, son chef-d’œuvre sur la révolution russe, par des images de foule renversant une statue du tsar Alexandre III, et en 1956, les insurgés de Budapest ont détruit la statue de Staline. En 2003 — confirmation involontairement ironique de cette règle historique — les troupes américaines ont mis en scène la chute d’une statue de Saddam Hussein à Bagdad, avec la complicité de nombreuses chaînes de télévision embarquées à leurs côtés, pour tenter de déguiser leur occupation en soulèvement populaire.

Contrairement à ce qui s’est passé dans ce cas, partout où l’iconoclasme des mouvements de protestation est authentique, il suscite immanquablement des réactions d’indignation. Les communards sont dépeints comme des « vandales » et Gustave Courbet, l’un des responsables de la chute de la colonne, est jeté en prison. Quant aux anarchistes espagnols, ils ont été condamnés comme de féroces barbares. Un scandale similaire a fleuri ces dernières semaines.

Boris Johnson a été scandalisé lorsque le mot « raciste » a été inscrit sur une statue de Churchill — alors que cela fait pourtant l’objet d’un consensus académique, lié aux débats actuels concernant à la fois sa représentation des Africains et sa responsabilité dans la famine du Bengale en 1943.

Emmanuel Macron s’est plaint avec colère d’un iconoclasme similaire dans un message à la nation française qui — c’est révélateur — n’a jamais fait mention des victimes du racisme : « Ce soir, je vous dis très clairement, mes chers concitoyens, que la République n’effacera aucune trace ni aucune figure de son histoire. Elle n’oubliera aucun de ses accomplissements. Elle ne renversera aucune statue ».

En Italie, le jet de peinture rouge sur une statue d’Indro Montanelli dans un jardin public de Milan a été unanimement dénoncé comme un acte « fasciste » et « barbare » par tous les journaux et médias, à l’exception du Manifesto. Blessé dans les années 1970 par des terroristes de gauche, Montanelli a été canonisé en tant que défenseur héroïque de la démocratie et de la liberté.

Après le « lâche sacrilège » infligé à sa statue par les lanceurs de peinture, un éditorialiste du Corriere della Sera a insisté pour que l’on se souvienne d’un tel héros comme d’une figure « sacrée ». Pourtant, cet acte « barbare » s’est avéré fructueux en dévoilant à de nombreux Italiens ce qu’avaient été les réalisations « sacrées » de Montanelli : dans les années 1930, alors qu’il était un jeune journaliste, il a célébré l’empire fasciste et ses hiérarchies raciales ; envoyé en Éthiopie comme correspondant de guerre, il a immédiatement acheté une jeune fille érythréenne de quatorze ans pour satisfaire ses besoins sexuels et domestiques. Pour de nombreux commentateurs, il s’agissait des « coutumes de l’époque » et par conséquent toute accusation de soutien au colonialisme, au racisme et au sexisme apparaît comme injuste et injustifiée. Pourtant, dans les années 1960, Montanelli condamnait encore le métissage comme source de décadence civilisationnelle, avec des arguments empruntés directement à l’Essai sur l’inégalité des races humaines d’Arthur Gobineau (1853-55).

Ce sont d’ailleurs les mêmes arguments que le KKK défendait vigoureusement dans son opposition au mouvement des droits civiques aux États-Unis à la même époque. Contre toute évidence, le père spirituel de deux générations de journalisme italien a nié avec acharnement que l’armée fasciste ait mené des bombardements au gaz pendant la guerre d’Éthiopie. Les « barbares » de Milan ont voulu rappeler ces simples faits.

En effet, il est intéressant de constater que la plupart des dirigeants politiques, des intellectuels et des journalistes indignés par la vague actuelle de « vandalisme » n’ont jamais exprimé une indignation similaire pour les épisodes répétés de violence policière, de racisme, d’injustice et d’inégalité systémique contre lesquels la protestation est dirigée. Ils se sont sentis très à l’aise au contraire avec une telle situation.

Beaucoup d’entre eux avaient même fait l’éloge d’un autre déluge iconoclaste, il y a trente ans, lorsque les statues de Marx, Engels et Lénine étaient renversées en Europe centrale. Alors que la perspective de vivre parmi ce type de monuments est intolérable et étouffante, ils sont assez fiers des statues des généraux confédérés, des marchands d’esclaves, des rois génocidaires, des architectes de la suprématie blanche et des propagandistes du colonialisme fasciste qui constituent l’héritage patrimonial des sociétés occidentales. Comme ils le soulignent, « nous n’effacerons aucune trace ni aucune figure de notre histoire ».

En France, le renversement des vestiges monumentaux du colonialisme et de l’esclavage est généralement décrit comme une forme de « communautarisme » — un mot qui a actuellement un sens péjoratif, signifiant implicitement que ces vestiges ne dérangent que les descendants d’esclaves et de colonisés, et non la majorité blanche qui fixe les normes esthétiques, historiques et mémorielles encadrant l’espace public. En effet, très souvent, le prétendu « universalisme » de la France possède un goût désagréable de « communautarisme blanc ».

Tout comme ses ancêtres, la « fureur iconoclaste » qui balaie actuellement les villes à l’échelle mondiale revendique de nouvelles normes de tolérance et de coexistence civile. Loin d’effacer le passé, l’iconoclasme antiraciste est porteur d’une nouvelle conscience historique qui affecte inévitablement le paysage urbain. Les statues contestées célèbrent le passé et ses acteurs, un simple fait qui légitime leur suppression. Les villes sont des corps vivants qui changent en fonction des besoins, des valeurs et des souhaits de leurs habitants, et ces transformations sont toujours le résultat de conflits politiques et culturels.

Le fait de renverser les monuments qui commémorent les maîtres du passé donne une dimension historique aux luttes contre le racisme et l’oppression dans le présent. Cela signifie même probablement plus que cela. C’est une autre façon de s’opposer à la gentrification de nos villes qui implique la métamorphose de leurs quartiers historiques en sites réifiés et fétichisés.

Une fois qu’une ville est classée « patrimoine mondial » par l’Unesco, elle est condamnée à mourir. Les « barbares » qui renversent les statues protestent implicitement contre les politiques néolibérales actuelles qui expulsent simultanément les classes populaires des centres urbains et les transforment en vestiges figés. Les symboles de l’esclavage et du colonialisme sont combinés avec le visage éblouissant du capitalisme immobilier — voilà quelles sont les cibles des protestataires.

Le point de vue des vaincus

Selon un argument plus sophistique et pervers, l’iconoclasme antiraciste exprime un désir inconscient de nier le passé. Aussi oppressant et désagréable que soit le passé, l’argument dit qu’il ne peut être changé. Cela est certainement vrai. Mais travailler sur le passé — en particulier un passé fait de racisme, d’esclavage, de colonialisme et de génocides — ne signifie pas le célébrer, comme le font la plupart des statues renversées.

En Allemagne, le passé nazi est très présent sur les places et dans les rues des villes à travers des monuments commémoratifs qui rendent hommage à ses victimes plutôt qu’à leurs persécuteurs. À Berlin, le mémorial de l’Holocauste est érigé en guise d’avertissement aux générations futures (das Mahnmal). Les crimes des SS ne sont pas commémorés par une statue célébrant Heinrich Himmler, mais plutôt par une exposition intitulée « Topographie de la terreur » qui se tient sur le site d’un ancien bureau SS.

Nous n’avons pas besoin de statues d’Hitler, de Mussolini et de Franco pour nous souvenir de leurs méfaits. C’est précisément parce que les Espagnols n’ont pas oublié le franquisme que le gouvernement de Pedro Sánchez a décidé de retirer les restes du Caudillo de sa tombe monumentale. Ce n’est qu’en désacralisant la Valle de los Caídos que ce monument fasciste a pu être rendu au domaine de la mémoire dans une société démocratique non ignorante.

C’est pourquoi il est profondément trompeur d’attribuer notre iconoclasme antiraciste actuel aux intentions de l’ancienne damnatio memoriae (condamnation de la mémoire). Dans la Rome antique, cette pratique visait à éliminer les commémorations publiques d’empereurs ou d’autres personnalités dont la présence se heurtait aux nouveaux dirigeants. Il fallait les oublier.

L’effacement de Léon Trotsky des images officielles soviétiques sous le stalinisme était une autre forme de damnatio memoriae, et a inspiré George Orwell dans son roman 1984. Dans l’état fictif d’Océanie, écrit-il, le passé a été complètement réécrit : « Les statues, les inscriptions, les plaques commémoratives, les noms des rues — tout ce qui pouvait éclairer le passé avait été systématiquement modifié. »

Ces exemples sont des comparaisons trompeuses, car ils font référence à l’effacement du passé par les puissants. Pourtant, l’iconoclasme antiraciste vise de manière provocante à libérer le passé de leur contrôle, à « brosser le passé à contre-courant » en le repensant du point de vue des gouvernés et des vaincus, et non à travers les yeux des vainqueurs.

Nous savons que notre patrimoine architectural et artistique est chargé de l’héritage de l’oppression. Comme le dit un célèbre aphorisme de Walter Benjamin : « Il n’est pas de témoignage de civilisation qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie ». Ceux qui renversent les statues ne sont pas des nihilistes aveugles : ils ne veulent pas détruire le Colisée ou les pyramides.

Ils préfèrent plutôt ne pas oublier que, comme l’a souligné Bertolt Brecht, ces monuments remarquables ont été construits par des esclaves. Edward Colston et Léopold II ne seront pas oubliés : leurs statues devraient être conservées dans des musées et conservées de manière à expliquer non seulement qui ils étaient et leurs extraordinaires réalisations, mais aussi pourquoi et comment leurs personnes sont devenues des exemples de vertu et de philanthropie, des objets de vénération — en bref, les incarnations de leur civilisation.

Vague mondiale

Cette vague d’iconoclasme antiraciste est mondiale et n’admet aucune exception. Les Italiens (y compris les Italo-Américains) et les Espagnols sont fiers de Colomb, mais les statues de l’homme qui a « découvert » les Amériques n’ont pas la même signification symbolique pour les peuples indigènes.

Leur iconoclasme revendique légitimement une reconnaissance publique et une inscription de leur propre mémoire et perspective : une « découverte » qui a inauguré quatre siècles de génocide. À Fort-de-France, la capitale de la Martinique, deux statues de Victor Schœlcher — traditionnellement célébré par la République française comme un symbole de l’abolition de l’esclavage en 1848 — ont été renversées le 22 mai. Comme nous le dit le quotidien de droite Le Figaro, « les nouveaux censeurs se croient détenteurs de la vérité et gardiens de la vertu ».

En fait, les « nouveaux censeurs » (c’est-à-dire les jeunes militants antiracistes) souhaitent tourner la page de la tradition paternaliste et subtilement raciste de « l’universalisme » français. Celle qui a toujours dépeint l’abolition de l’esclavage comme un cadeau fait aux esclaves par la République éclairée — une tradition bien résumée par Macron dans le discours cité précédemment.

Les « nouveaux censeurs » partagent le point de vue de Frantz Fanon, qui a analysé ce cliché dans son livre Peau noire, masques blancs (1952) : « Le Noir se contentait de remercier le Blanc, et la preuve la plus éclatante en est le nombre impressionnant de statues érigées dans toute la France et les colonies montrant la France blanche caresser les cheveux crépus de ce gentil Noir dont les chaînes venaient d’être brisées. »

Travailler sur le passé n’est pas une tâche abstraite ou un exercice purement intellectuel, mais requiert plutôt un effort collectif et ne peut être dissocié de l’action politique. C’est le sens de l’iconoclasme de ces derniers jours. En effet, s’il a éclaté au sein d’une mobilisation antiraciste mondiale, le terrain avait déjà été préparé par des années d’engagement contre-mémoriel et d’investigation historique mis en œuvre par une multitude d’associations et de militants.

Comme toute action collective, l’iconoclasme mérite attention et critique constructive. Le stigmatiser avec mépris, c’est simplement fournir des excuses pour une histoire d’oppression.


Cet article a été publié par le site de la revue Jacobin, en juin 2020, sous le titre : « Tearing Down Statues Doesn’t Erase History, It Makes Us See It More Clearly » (Les déboulonneurs de statues n’effacent pas l’histoire, ils nous la font voir plus clairement). Cette traduction est une version légèrement révisée de celle publiée par le site Acta. © Enzo Traverso