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Récit

Le rébétiko comme musique sans frontières

Entre anecdotes et souvenirs, un récit daté mais toujours actuel, de Londres à Istanbul, en passant par le Pont-Euxin, pour dire le caractère hybride du rébétiko, musique au-delà des frontières et culture du partage

Pour les habitants de Londres, la Turquie n’est plus tout à fait une présence mystérieuse aux confins de l’Europe, mais une identité culturelle presque familière. Le public d’un concert à Stoke Newington Green (nord de Londres) du groupe musical Nihavend 1 a ainsi eu l’occasion d’écouter de la musique turque et ottomane célébrant Istanbul un soir où, dehors, dans les rues du quartier de Stoke Newington (où vit une importante communauté turque), régnait une certaine la tension. Celle-ci c’est dissipée lorsque les gens se sont soudain mis à klaxonner et à agiter des drapeaux turcs : la Turquie venait de battre la République tchèque lors du championnat d’Europe de football de 2008.

Au bas de la même rue, au théâtre Arcola, se déroulait le festival « Orient Express », organisé pour soutenir les habitants du quartier de Sulukule (La tour d’eau) d’Istanbul, dont les maisons sont alors promises à la démolition pour faire place au développement urbain sur les rives de la Corne d’Or. Istanbul doit être capitale européenne de la culture en 2010, et l’élimination des bidonvilles — du moins dans les zones touristiques — est devenue une priorité. Sulukule abrite une communauté rom de longue date. Historiquement, ce quartier a été un centre de la culture musicale populaire, où les habitants d’Istanbul appréciaient de sortir pour passer une bonne soirée. Les activistes politiques et culturels s’y organisent donc pour résister à l’expulsion, et l’ampleur des réseaux politiques de la diaspora planétaire fait qu’il n’y a rien de surprenant au fait de voir la campagne pour sauver Sulukule étendue jusqu’au nord de Londres.

L’hybridation, les influences de proximité et les transferts planétaires à grande vitesse sont désormais les marqueurs du marché international de la musique. La musique est l’un des principaux vecteurs de la politique d’identité culturelle, qui a mobilisé les esprits des ethnomusicologues au cours des 20 dernières années. Le festival du théâtre Arcola proposait entre autre ce soir-là un répertoire de chansons grecques et turques, donné par le SOAS Rebetiko Band 2, un ensemble de 45 musiciens grecs et turcs créé dans le sillage du séminaires d’ethnomusicologie de la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’université de Londres. Le rébétiko 3 est un blues urbain construit autour du bouzouki. Il s’est développé dans les années 1920 et 1930 dans les villes portuaires de la Grèce continentale, parmi les communautés grecques déracinées de Turquie lors des échanges de population après le traité de Lausanne (1923). Ses chansons parlent de drogue, de prison, de mort et d’amour non partagé, et ses danses caractéristiques sont le hasapiko et le zeibetiko.

Ed Emery (avec son baglama) and Jack Poole, lors d’une manifestation de personnels de la santé, à Londres, en 2018. Credit: © Will Melling

En ce qui me concerne, je joue du baglama 4 dans le groupe. Lorsque nous avons commencé quatre ans avant, en 2004, nous étions pour l’essentiel des Grecs ou des personnes d’origine grecque (anglo-grecs ou chypriotes). Puis nous avons été rejoints par une violoniste turque, Cahit Baylav, et deux chanteuses d’Istanbul, Cigdem Aslan et Ivi Dermanci, toutes trois intéressées par la musique grecque. Lorsque les Grecs se lançaient dans un de leurs morceau, les Turcs disaient immédiatement : « Mais nous connaissons bien cette chanson : c’est l’une des nôtres ! » Nous avons alors fait des recherches, et nous avons commencé à découvrir un domaine immense de culture musicale partagée, une musique sans frontières, pour laquelle Grecs et Turcs avaient un intérêt commun. Nous interprétons désormais ces chansons telles que Apo xeno topo (Depuis un pays étranger), Üsküdar, et Yedikule, une chanson sur la prison et le hachisch, aussi bien dans leur version grecque que turque 5.

À la découverte d’un patrimoine commun

Une génération précédente, élevée dans le nationalisme et les souvenirs amers de la guerre, aurait trouvé troublantes ces célébrations de la culture partagée. Mais en Grèce, il existe maintenant des groupes qui interprètent de la musique ottomane en plus de la musique byzantine, et en Turquie il est habituel d’entendre du rebetiko joué fort chez les disquaires tout au long de l’Istiklal Caddesi d’Istanbul. De nombreux jeunes des deux pays trouvent même exaltant de découvrir, de partager et de célébrer leur héritage musical commun.

Certains continueront à s’opposer à de tels partages musicaux. En 1936, le dictateur grec Metaxas avait interdit le rébétiko, qu’il jugeait dégénéré et souillé par l’orientalisme. Il imposa à la place une culture de l’hellénisme et de la musique classique occidentale. Le rébétiko a également été interdit en Turquie, par Atatürk, qui le jugeait excessivement byzantin — même si Atatürk avait dans sa collection personnelle un disque de Roza Eskenazi, l’icône du rébétiko grec née à Istanbul 6. Dans les années 1990, les batailles autour de la musique se sont poursuivies, le gouvernement turc se débattant avec l’énorme popularité de sa propre musique orientaliste — l’Arabesk 7, une musique associée aux migrants de l’Est de la Turquie, avec des paroles dépressives, des chanteurs travestis et transsexuels et des traitements musicaux de style arabe. En février 2007, le gouvernement post-islamiste AKP 8 a bloqué l’accès à YouTube. Nous n’avons donc pas pu partager ce jour-là la vidéo de notre concert de soutien avec nos amis musiciens en Turquie.

Nous avons prévu d’emmener notre groupe à Istanbul et à Athènes en octobre pour une manifestation interculturelle. Notre répertoire comprend de la musique issue des traditions grecques, turques, arabes et juives, et nous y jouerons ces morceaux avec des musiciens grecs et turcs, dans l’esprit même de la musique sans frontières. Cinq concerts sont prévus, ainsi que des séminaires à Istanbul, Athènes et Hydra au cours desquels des chercheurs grecs et turcs exploreront les racines culturelles communes de la musique.

Corne d’Or, Istanbul, avril 2008.
La Corne d’Or, Istanbul, avril 2008. Credit: Ed Emery

En 2004, j’ai fait un pèlerinage personnel à Istanbul. Le côté grec de ma famille avait autrefois des usines de tabac à Moscou et dans la région du Pontos 9, et mon oncle est mort dans cette ville du typhus au début des années 20 après que les bolcheviks aient exproprié mon grand-père marchand de tabac et que la famille se soit enfuie à Salonique. J’ai été fasciné par les photographies du quartier de l’armurerie de la ville — Kalafat (calfeutrage), autrement connu sous le nom de Persembe Pazar (marché du jeudi) — tel que je l’avais vu sur des photos du célèbre photographe turco-arménien Ara Güler 10.

L’idée que je me faisait était celle d’une communauté maritime multiculturelle dont l’histoire remonte aux origines mêmes de la ville (Byzantins, Vénitiens, Génois et autres). Ici je pourrais entendre des histoires et rencontrer des personnages étonnants, et peut-être trouver quelques chansons intéressantes. Le quartier est situé juste en contrebas des rues qui abritent des magasins de musique renommés où l’on peut acheter tous les instruments connus en Anatolie — tambours, baglama, cymbales, flûtes, flûtes de roseau — et où tournent encore les derviches.

Un village maritime

Presque aucun de mes amis d’Istanbul ne connaissait cet endroit, bien qu’il se trouve juste à côté du pont de Galata sur la Corne d’Or et qu’il offre l’une des plus belles vues sur la ville. Et tous ceux qui connaissaient l’endroit refusaient d’y aller, prétendant qu’il était plein de voleurs et de toxicomanes. Ce que j’y ai trouvé en fait, c’est une extraordinaire communauté de commerçants et d’artisans, des gens de nombreuses origines culturelles (Turcs, Grecs, Kurdes, Arméniens, Juifs) qui vivent et travaillent ensemble et en harmonie. Un village maritime en plein cœur de la ville, construit autour d’une petite mosquée, dédié aux métiers nécessaires au maintien de la petite navigation.

Les craintes de mes amis était sans fondement. J’ai pu interviewer et photographier 11 un homme-grenouille turc sur son bateau de plongée ; le capitaine Ali Baba, propriétaire du ferry-boat délabré qui fait la traversée de Karaköy à Eminonü ; un fournisseur grec de tiges de fer et de laiton ; un vendeur grec de thermomètres pour bateaux ; un fabricant turc de çay qui sert du thé dans une percée du mur de l’ancienne prison vénitienne. Des chats s’étirent au soleil, l’appel à la prière résonne des mosquées de l’autre côté de la Corne, des marchands dorment dans des hamacs suspendus entre les arbres sur la pelouse, des hommes et des femmes pêchent à la canne sur le rivage et cuisinent leur prise sur de petits feux en plain air, un vendeur de pain au sésame harangue le chaland pour promouvoir sa marchandise. Tous et toutes s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un coin de paradis (voir un havre paix) sur terre.

Na’il et un ami. Un marin et un artisan du métal, Perşembe Pazar, April 2008.
Na’il et un ami. Perşembe Pazar, avril 2008. Credit: Ed Emery

Dans le Persembe Pazar se trouve un autre trésor, le Rüstem Pasha Han (entrepôt et auberge des caravanes de marchands). Le guide de voyage Strolling Through Istanbul de Hillary Sumner-Boyd et John Freely y consacre même quelques lignes. Conçu par le célèbre architecte Sinan pour le Grand Vezir Rüstem Pasha vers 1550, il est assez grand, bien que modeste par rapport à certains des plus grands caravansérails 12. Cela a été en suite une prison (les dortoirs avaient été transformés en cellules). Mais au-delà de la barrière de la porte en fer rouillée, on trouve un monde de labeur paisible dans une architecture auguste surplombée de vignes. Il abrite également une microcosmique communauté harmonieuse d’ateliers de métallurgie et d’ingénierie — Turcs, Grecs, Kurdes et Arméniens.

Rigas Hacisavas, un Grec d’Istanbul, était plein d’histoires sur le Persembe Pazar. Sa mère, ingénieur, a introduit la première charrette motorisée pour le ramassage des poubelles à Istanbul. Il se consacrait aux jeux d’argent à la Bourse, et fut le premier homme à introduire à Istanbul le maquereau de la mer du Nord, qui est devenu le poisson du balık ekmek (poisson et pain) vendu sur les barques à barbecue au bord de l’eau. Alors que je le prenais en photo, Rigas m’a dit que cette zone était sur le point d’être rasée dans le cadre du réaménagement urbain et de la gentrification de la Corne d’Or. En 1958 (sous le gouvernement Menderes) et dans les années 1980 (sous le maire Dalan), des pans entiers de cette zone avaient déjà été détruites.

Ce nouveau nettoyage sera une bien triste perte pour Istanbul, et pour le monde entier. Ce qui sera perdu, ce n’est pas seulement la communauté, mais aussi un étonnant marché de matériel où l’on peut tout acheter, d’une barre de laiton d’un quart de pouce à une hélice d’un mètre quatre-vingt-dix. Où d’autre pourriez-vous voir un homme épisser une équarrisseuse en acier d’un pouce ? Ou encore fabriquer un ressort en acier sur une machine antique qui grince et gémit sous l’effort ? Voir en train de tourner des tiges filetées en laiton sur un tour ?

Il n’y a pas de campagne de mobilisation pour sauver Persembe Pazar, même si nous pouvons que déplorer sa disparition. Lorsque notre groupe de rébétiko se déplacera en octobre [2008], ce sera l’occasion de donner un petit concert multiculturel, à l’heure du déjeuner, pour les travailleurs de Rüstem Pacha Han. Tout le monde est le bienvenu. Le lieu est unique 13.

Rustem Pasha Han, Persembe Pazar, avril 2008. Credit: Ed Emery
Whose Is This Song?

Dans sa quête des véritables origines d’une mélodie envoûtante, la cinéaste Adela Peeva se rend en Turquie, en Grèce, en Macédoine, en Albanie, en Bosnie, en Serbie et en Bulgarie. Le voyage est rempli d’humour, de suspense, de tragédie et de surprise, car les citoyens de chaque pays revendiquent passionnément la chanson comme étant la leur et peuvent même fournir des histoires élaborées sur ses origines. La chanson réapparaît sans cesse sous différentes formes : chanson d’amour, hymne religieux, hymne révolutionnaire et même marche militaire. Les émotions puissantes et le nationalisme tenace soulevés par une chanson semblent tantôt comiques, tantôt sinistrement révélateurs. Dans une région en proie à la haine ethnique et à la guerre, ce qui commence comme une enquête légère se termine comme une exploration sociologique et historique des profonds malentendus entre les peuples des Balkans. Voir la bande annonce (sous titrée en anglais) du film.


Traduction d’un article publié par l’édition en anglais de Monde diplomatique. Ce texte est inédit en français. Les notes de bas de page sont pour la plupart de notre fait. Les images d’Istanbul et l’article sont sous copyright de Ed Emery, ils sont reproduit ici au titre du Fair Use à savoir un usage loyal, raisonnable et acceptable.

  1. Groupe de musique turque et ottomane, basé à Londres, créé en 1989, dont la démarche artistique se nourrit d’influences turques, grecques, juives, arménienne, arabes ou persanes, toutes ces communautés qui vivaient à Istanbul dans l’empire.|
  2. Une vidéo du concert du SOAS Band au théâtre Arcola en huillet 2008 est visible sur YouTube.|
  3. Voir à ce sujet l’article de David Guillon, « Aux premiers jour du rébétiko » publié sur ce site.|
  4. Le baglama est une version de taille réduite du bouzouki, populaire car il pouvait facilement être caché à l’époque où la police détruisait ces instruments.|
  5. Le morceau grec Apo xeno topo partage sa mélodie avec le célèbre Üsküdar turc, une mélodie revendiquée par ailleurs par tous les nationalistes de toute la région des Balkans. Voir à ce propos le film de la réalisatrice bulgare Adela Peeva, Whose Song Is This, 2002.|
  6. Mentionné par Francesco Martinelli dans son récit-témoignage « A Train Trip with Atatürk », disponible sur le site Rootsworld.|
  7. Genre musical turc particulièrement en vogue entre les années 1960 et 1990. Voir la page Wikipedia (en anglais) qui lui est consacrée.|
  8. Parti du président Recep Tayyip Erdoğan.|
  9. Région de la Mer noire, appelée Pont-Euxin ou Pontos par les Grecs, située entre la Turquie et la Géorgie, et longtemps habitée par une forte minorité d’origine hellénique. Ed Emery doit faire référence ici à la ville de Trébizonde, ville la plus importante de la région.|
  10. Ara Güler (1928-2018), qu’on surnomme « l’œil d’Istanbul », est un photographe et photo-journaliste turc d’origine arménienne. Voir la page qui lui est dédiée sur Wikipedia ainsi que le site Web en anglais et en turc consacré à son travail.|
  11. Quelques photos de Ed Emery sur ce séjour à Istanbul sont visibles sur sa galerie sur le site Flickr.|
  12. Le caravansérail est un bâtiment qui accueille les marchands et les pèlerins le long des routes et dans les villes.|
  13. Présentation de la tournée d’octobre 2008 du Famous SOAS Ad Hoc Rebetiko Band à Istambul, Athènes et Hydra sur l’ancien site Web du groupe.|