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Bagdad girl, cliché trouvé sur l’Internet

Sur les traces d’une photographie qui a beaucoup circulé sur les médias sociaux au risque de perdre un peu de son sens. Un petit jeu de piste autour d’une image

Bagdad Girl, novembre 2019
Bagdad, novembre 2019. Credit: Mohammed Aladdin

A la fin de l’années 2019 (jusqu’au début 2020), la photo posée d’une jeune femme faisant un bras d’honneur devant une fresque murale de femme, faisant elle aussi un bras d’honneur, a beaucoup circulé sur les médias sociaux (Twitter, Tumblr, Pinterest, Facebook entre autre). Image entourée d’un certain mystère, car, s’il est souvent indiqué que le cliché a été pris à Bagdad, en Irak, son contexte, son auteur·e, le statut de la personne qui pose, ne sont par contre jamais évoqués.

Une image est une image. Certes.

Cette photo, a effectivement quelque chose fascinant en soit. L’attitude rebelle et joyeuse de la fille au premier plan, sa posture un rien provocatrice qui entre en résonance avec l’arrière plan de street art et la référence explicite à Rosie la riveteuse — affiche de propagande de guerre américaine devenue par détournement un symbole féministe 1.

Il s’agit de toute évidence d’une photographie posée, et dans le même temps d’une image d’actualité, ou du moins ostensiblement inscrite dans une situation sociale déterminée — et non d’un cliché à vocation uniquement artistique. Même si l’image est plaisante et bien composée, la situation dans laquelle elle prend place participe de son sens, au-delà de sa seule portée symbolique ou esthétique.

La recherche de la photo trouvée

Assez intrigué et fasciné par cette photo de celle que j’ai surnommé Bagdad Girl et le mystère qui l’entoure, je me suis donc livré au petit jeu d’une recherche par image. Juste en fait en utilisant l’outil grand public dédié de Google. Cela n’a rien d’absolument rigoureux, mais la collecte est finalement quand même plutôt intéressante.

Première remarque. Ni la même photo, ni l’une de ses déclinaisons éventuelle, ne sont retrouvées à l’identique en dehors des médias sociaux et de quelques blogs arabophones. Ce qui semblerait indiquer qu’il pourrait bien s’agir d’un cliché personnel posté sur le Web, qui à circulé de façon virale, sans qu’il soit aisé d’en retrouver la source originelle.

Par contre, on peut constater que la même fresque apparaît sur une image du photographe Ahmad Al-Rubaye, diffusée par l’AFP, et prise dans le périmètre de la place Tahrir, qui est à cette époque l’épicentre de manifestations anti-gouvernementales massive 2

Seconde remarque. Une autre fresque, assez similaire — par ce qu’elle représente, et par son style graphique —, mais avec quelques différences notables, apparaît aussi sur plusieurs autres photos d’agence de presse, prisent elles aussi dans le périmètre de la place Tahrir. Certaines sources précisent même que le lieu de concentration des peintures murales contestataires serait plus précisément la zone du tunnel Saadoun, proche de cette même place 3.

Cette photo semble donc bien trouver son contexte dans l’important mouvement de contestation sociale qui se déroule en Irak à partir d’octobre 2019, qui voit des centaines de milliers d’habitant·e·s de Bagdad descendre dans la rue, pour protester contre la hausse des prix, et la corruption du gouvernement. La mobilisation durera plusieurs mois, jusqu’au début de l’année 2020.

Une mobilisation dans laquelle, par ailleurs, les femme ont joué un rôle important 4, à plus d’un titre, mais en particulier au niveau de la réalisation de nombreuses peintures murales contestataires 5.

Troisième remarque. Il ne sera finalement possible d’en apprendre un peu plus sur l’énigmatique Bagdad Girl, après une recherche complémentaire par mots clefs, qui conduit à plusieurs sites Web qui collectent des « Mèmes » Internet 6… qui livrera finalement une itération de l’image avec, en commentaire, le nom de son auteur : Mohammed Aladdin.

Il s’agit d’un jeune photographe et youtubeur irakien, dont on peut retrouver les photos sur un fil Twitter et un compte Instagram. Plus précisément, l’image de « notre » Bagdad Girl à bien été publiée sur Instagram le 3 novembre 2019 au milieu de tout un tas de selfies et d’autres très belles photos de scènes de la contestation social de 2019 dans la capitale irakienne 7.

Désincarnation et perte de sens

Chaque jour des milliers et des milliers d’images sont partagées sur les média sociaux, que ce soit pour le plaisir, juste pour la présence, ou encore pour illustrer un propos ou un commentaire personnel, un trait d’humeur ou une argumentation quelconque.

Elle sont généralement reprisent sans autre procédé d’un site qui les a préalablement publié en illustration ou tout simplement et directement d’un autre post sur les médias sociaux, qui lui-même… Dans la très grand majorité des cas, force est de constater que l’image (photo, dessin, capture d’écran ou œuvre d’art) perd au cours de cette ritournelle inlassable toute forme de référence, que ce soit à son auteur·e ou à son contexte. D’une certaine façon elle se désincarne.

Depuis la « Trahison des images » de René Magritte 8 nous savons que l’image n’est pas, et ne peut être le réel. Une image est une image. Juste une image.

Pour autant la photographie de la Bagdad Girl prend aussi véritablement tout son sens dans un contexte — l’Irak post-Saddam, un mouvement de contestation sociale, les femmes dans un pays musulman, etc. —, celui-là même qui se perd largement dans les mécanismes du flux éphémère de l’auto-réplication et du crossposting sur les média sociaux.

Ce que cette image retrouve me semble-t-il dans son contexte original de la page Instagram de Mohammed Aladdin, au milieux d’autres photographies prisent dans le même contexte et qui saisissent des instants et des fragments du passage de quelques personnes au cours de la courte unité de temps d’un soulèvement social.

Dans mon propos il n’y a aucune volonté moraliste. Je me contente juste de saisir cette histoire de Bagdad Girl pour faire un constat : sur les média sociaux, le medium est bien le message.

  1. Voir la page consacrée à Rosie la riveteuse, l’affiche de d’Howard Miller (1942) et sa symbolique, sur Wikipedia.|
  2. Albawaba, 10 novembre 2019.|
  3. Businnes Insider South Africa, 12 décembre 2019.|
  4. The Independent, 23 novembre 2109.|
  5. Site de la BBC, 15 décembre 2019|
  6. Voir la page consacrée aux Mème Internet sur Wikipedia.|
  7. On notera le texte en arabe incrusté en bas de chaque cliché, qui est la signature du photographe|
  8. Référence au tableau de René Magritte (1928-1929), plus connu sous le nom « Ceci n’est pas une pipe », qui s’appelle en réalité « La trahison des images ». Voir à ce propos : Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe : Sur Magritte, 1973, Fata Morgana.|