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Récit

Banksy et le monde de l’art : au milieu et nulle part

La confrontation de l’anonymat de Banksy et la spéculation commercial autour ses œuvres passés au crible du concept de “centre vide” de Roland Barthes

La fille au houla-hoop de Banksy
Rothesay Avenue à Nottingham. Credit: Banksy

A Nottingham, des propriétaires viennent (note : en février 2021), avec l’aide d’une galerie privée, de vendre un Banksy qui égayait l’un de leurs murs — la célèbre petite fille au hula-hoop. L’artiste, pourtant, a été le grand oublié de cette transaction. Nous allons essayer de comprendre pourquoi !

Artiste ou collectif anonyme célèbre, Banksy propose des œuvres de street-art peintes au pochoir, égratignant l’époque avec poésie et dérision. Citons la Fille au Tympan Percé, la Petite Fille au Ballon ou la récente Aachoo ! L’artiste souhaite garder son identité secrète pour mettre en valeur son engagement politique et social sans être inquiété par la police — et ce malgré quelques indices et hypothèses sur son identité potentielle.

Mythe et propriété

Certes, ce statut anonyme nourrit le mythe autour de sa personne en tant qu’artiste, mais aussi autour de ses œuvres et de la liberté, dans le fond et la forme de sa production. Mais il peut aussi s’avérer néfaste, jusqu’à nier potentiellement à Banksy la propriété de ses œuvres.

En 2005, Banksy crée le Lanceur de Fleurs (Flower Thrower) sur un mur à Jérusalem, et dépose une marque pour cette image en 2014 auprès de l’Union européenne, lui attribuant officiellement la paternité et le monopole d’exploitation par le droit européen. De même que pour ses autres œuvres, le Lanceur de Fleurs a été authentifiée par Pest Control — sa propre structure d’authentification. Il résume ainsi sa philosophie :

« Je continue à encourager tous ceux qui veulent copier, emprunter, voler ou amender mes œuvres à des fins de divertissement, de recherche universitaire ou de militantisme. Mais je ne veux pas que quiconque puisse avoir l’exclusivité de l’exploitation commerciale de mon nom ».

Cette position a pourtant vacillé à cause de son anonymat. En 2018, un fabricant de cartes de vœux, Full Colour Black, a voulu utiliser le graffiti du “Lanceur de Fleurs” pour en faire des cartes à usage commercial. L’entreprise a soutenu qu’elle pouvait l’utiliser en raison de l’anonymat de l’artiste.

Marque et exploitation

Le fait que Banksy ne puisse pas être rattaché à un acteur identifiable a finalement invalidé la marque du Lanceur de Fleurs, cette dernière n’étant pas associée à un auteur. En effet, le droit des marques donne aux acteurs économiques et sociaux qui la déposent un monopole d’exploitation sur des produits et des services. La marque liée au Lanceur de Fleurs a donc été jugée invalide le 17 septembre 2020, selon une décision européenne, Banksy perd un procès contre le fabricant de cartes de vœux. Son anonymat implique qu’il ne peut pas être juridiquement identifié comme son auteur : « Le problème que posent les droits de Banksy sur l’œuvre “Le Lanceur de Fleurs” est clair : protéger ses droits au titre de la propriété intellectuelle exigerait qu’il perde son anonymat, ce qui nuirait à son personnage », précise le texte de l’Office de l’Union européenne pour la Propriété intellectuelle. « Il ne peut pas être identifié comme le propriétaire incontestable de telles œuvres ». Ce qui n’était pas le cas, par exemple, du groupe Daft Punk ; malgré leur pseudo-anonymat permis par leurs casques, l’industrie du disque et une partie du grand public connaissait leurs noms.

Banksy Thrower
Credit: Banksy

Pour le site World Trademark Review qui a relayé les dires de l’avocat de Full Colour Black, Aaron Mills, ce procès peut présenter une menace réelle sur l’ensemble de l’œuvre de Banksy : « S’il n’y a pas d’intention d’utiliser la marque, alors elle est invalide », développe-t-il. « En réalité, toutes les marques de Banksy sont en danger. »

La situation dans laquelle se trouve Banksy est intéressante par son ambivalence. En effet, un personnage qui revendique une liberté totale dans l’appropriation d’espaces publics (voire privés comme les galeries d’art, comme évoqué au début de cet article) et qui s’oppose aux systèmes économiques dominants pourrait se retrouver dans ce slogan de mai 68 « il est interdit d’interdire ». Pourtant, cet obsédé du contrôle cherche précisément à interdire tout usage commercial de ses œuvres. Celui qui se moque des interdits se retrouve ainsi dans l’étrange position de souhaiter interdire l’usage commercial de ses œuvres, sans pouvoir le faire.

Banksy comme « centre vide »

Ce paradoxe mérite d’être exploré par le prisme du « centre vide » de Roland Barthes dans son livre L’Empire des Signes (1970, 2002). Le « centre vide » de Barthes est utilisé pour désigner le palais impérial de Tokyo. Toute la ville gravite autour de lui sans qu’on sache quoi que ce soit sur ce qu’il renferme. Nous considérons que Banksy n’est pas tant un centre vide au sens géographique du terme, mais plutôt médiatique. Banksy peut tout d’abord être considéré comme un « centre », car « marqué », « C’est en lui que se rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation ». Il attire les propos, les commentaires, sur lui, sur ses œuvres vendues très cher aux enchères, sur les lieux choisis pour faire son art, sur les messages défendus. Mais ce « il » demeure obscur, opaque, voire « vide » au sens de Barthes : il ne s’agit de personne en particulier, c’est une multiplicité.

Comme le centre-ville de Tokyo, Banksy demeure masqué. Quand on parle de Banksy, on se demande davantage ce que c’est, et non qui il est. Au même titre que les rues de Tokyo n’ont pas de nom, l’anonymat de Banksy demeure, au sein d’un système dont il se joue. Mais au même titre que les rues de Tokyo peuvent être expliquées par des schémas, des repères, Banksy se révèle par ses œuvres, les propos sur lui, les critiques d’art, ou encore la vente de ses œuvres.

Ce statut de « centre vide » a des implications. Tout d’abord, grâce à ce statut, Banksy peut exercer pleinement son art, sans pouvoir être totalement territorialisé, autrement dit « capturé » au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari (Mille Plateaux, 1980) par les instances d’évaluation et de conservation traditionnelles des mondes de l’art (critiques, marchands, grand public…). Si les œuvres exposées et vendues aux enchères sont, elles, potentiellement capturées, Banksy, lui, ne l’est jamais. Son identité indéterminée ne le met pas en position de devenir-imperceptible, mais au contraire, le place dans une lumière qui opacifie plus qu’elle ne clarifie et précise l’artiste. Ainsi, il attire la lumière, certes diffuse, tout en profitant des ressources du système (murs ou objets publics sur lesquels il peint par exemple). Mais l’événement juridique récent nous montre une facette du personnage qui brouille son image (encore davantage). C’est un artiste qui refuse la capture « identitaire » tout en mobilisant les ressources institutionnelles contre elles-mêmes. À ceci près que ces ressources sont maillées et qu’on ne peut, dans le cas qui nous préoccupe, jouer une norme contre une autre. La loi qui protège l’usage commercial d’une œuvre suppose que le plaignant ait une identité administrativement définie (ce que Banksy refuse) et doit en même temps faire un usage commercial de l’œuvre dont il veut précisément interdire… l’usage commercial — l’institution lui permettant donc d’exister tout en l’obligeant à ne pas être.


Cet article est repris de l’édition en français du site The Conversation. Il est publié sous licence Creative Commons BY-ND. Les images sont de Banksy : elles lui ont été volées, en tout bien tout honneur, suivant sa volonté.

Banksy Legal Image
The Conversation