Catégories
Récit

Aux premiers jours du Rébétiko

Petit aperçu de la génèse, et des composantes sociales et formelles du Rébétiko, genre musical grec qui connu son apogée durant l’entre deux guerres…

Parmi les trésors culturels que nous a légués la Grèce tout au long de son histoire, il en est un dans le domaine musical contemporain trop souvent resté dans l’ombre. D’abord censuré par l’État et la société bourgeoise, il fut ensuite réhabilité dans la période d’après guerre, pour être finalement largement édulcoré, vidé de ses caractères subversifs et politiquement incorrect à partir des années 1960, les besoins de l’industrie du divertissement aidant. Le Rébétiko, ou Rembétika, est un genre musical révélateur des tiraillements culturels qui travaillèrent et travaillent encore la Grèce à la croisée des chemins de l’Orient et de l’Occident, au cœur du bouillonnement méditerranéen.

On présente traditionnellement ce genre comme le produit d’une culture urbaine des bas-fonds, parfois qualifié de « blues grec » par certains de ses amateurs ; une analogie avec le blues américain des descendants d’esclaves qui se fait sans doute sur les thématiques récurrentes qui traversent le Rébétiko (la mort, la souffrance, la révolte, les déceptions amoureuses, les problèmes de subsistance, la drogue, l’emprisonnement…) et le caractère très spontané de cette musique, qui fait la part belle à l’improvisation.

Pour tenter de comprendre l’alchimie complexe qui engendra un tel courant, il convient de se pencher sur le contexte social et historique de son émergence, puis d’en examiner les composantes fondamentales.

Fin août 1922, après trois armées de guerre contre la Turquie de Mustafa Kemal (Atatürk), les Grecs évacuent leurs possessions d’Asie mineure. La ville de Smyrne (Izmir) fleuron des propriétés grecques en Asie, abritant une forte communauté chrétienne, tombe aux mains des Ottomans. C’est « la catastrophe de Smyrne », un million et demi de Grecs mycrasiates (d’Asie mineure) fuit en direction de la Grèce principalement vers Athènes et le Pirée. La guerre se conclut par une conférence internationale et un traité (Lausanne, 1923) qui règle l’échange de populations entre les deux belligérants.

Une multitude de réfugiés vient alors s’entasser dans les bidonvilles du Pirée, la proximité d’Athènes et l’activité du port offrant potentiellement plus de chance de trouver du travail que partout ailleurs dans le pays. C’est aussi à cette époque qu’un grand nombre de Grecs émigre aux Etats-Unis emportant avec eux leurs traditions musicales. Les nouveaux arrivants sont en majorité des petits prolétaires, que l’exil récent a fragilisé davantage. En Grèce, cette population déshéritée se mêle aux autres immigrés de tout le pays, que les activités industrielles balbutiantes de la capitale ont drainés dans ses faubourgs.

C’est sur ce terreau culturel syncrétiste, bigarré et instable que va émerger par étapes successives et mutations diverses le Rébétiko.

Dans les cafés Aman où l’on sort souvent en famille, la musique des réfugiés mycrasiates se développe, très empreinte d’influences turques (tout en gardant parfois un côté romance napolitaine). Flûtes, violon, accordéon, luth, oud, santouri (sorte de cymbalum) et kanonaki (sorte de cithare) en sont les instruments privilégiés. Les duos vocaux formulant de longues plaintes ou mettant en scène des situations provocantes y sont fréquents de même que les longs solos instrumentaux (laqsim), on danse le Tsifteteli que les Grecs associent improprement à la danse du ventre. Les interprètes improvisent généralement des couplets en scandant « aman, aman », ce mot d’origine turc signifiant « compassion » est utilisé comme une exclamation, un répit pour permettre à l’improvisateur de trouver les paroles suivantes… Ce type de chants est baptisé amenedes. S’accompagnant fréquemment de petits tambourins ou des zilia (sorte de castagnettes). les femmes deviennent bientôt les plus remarquables représentantes de ce style communément appelé « style de Smyrne » (smyrnéïko), on peut notamment citer Marika Politissa, Rita Abadzi et Rosa Eskenazi. Et pour les hommes Eitzerides, Dragatsanis, Dalgas, Rovertakis et Roukounas ; ces deux derniers étant la parfaite illustration du type de musiciens œuvrant dans ce courant : souvent des professionnels et des virtuoses. Dans ces cafés aman vont progressivement s’installer de petits orchestres embauchés à l’année que l’on appellera des kompanias.

Parallèlement à ce courant smyrniote, existait déjà un autre courant le piréotiko ou « style du Pirée », cette forme de Rébétiko va prospérer jusqu’au début des années 40. C’est la musique des lieux chauds du Pirée et d’Athènes mais aussi un peu plus tard de Thessalonique au nord qui deviendra à la fin des années 1930 une métropole-refuge pour nombre d’artistes.

C’est la musique que l’on entend dans les tékés, ces fumeries de hachisch, temple du narghilé. Un univers essentiellement masculin où les seules femmes admises sont les prostituées. Les petits malfrats côtoient un lumpen prolétariat qui cherche à oublier les peines de l’existence. Ici, point de voix féminines, mais des voix rauques, des musiciens plus autodidactes, moins techniciens, mais tout aussi inspirés que leurs homologues mycrasiates. Ce Rébétiko est la musique des rébétes un mot turc qui signifie hors-la-loi, la musique des mauvais garçons qui se qualifient eux-mêmes de toutes sortes de noms : Manges, Koutsavakides, Vlarnithes, Tsiftes… 

Dimitris “Salonikios“ Semsis, Agapios Tomboulis, Rosa Eskenazi (Athènes, 1932).
Dimitris “Salonikios“ Semsis, Agapios Tomboulis, Rosa Eskenazi (Athènes, 1932).

L’instrument-roi de ce courant est sans conteste le bouzouki, cette sorte de mandoline à long manche et aux cordes doublées, 6 ou 8, un instrument que secondent parfois la guitare et la baglama (sorte de petit bouzouki). Les percussions restent quasi absentes, si l’on excepte les battements de pieds ou l’usage des komboloï, ces petits chapelets profanes que l’on cogne contre les verres pour marquer le rythme.

Dans le piréotiko aussi, l’improvisation est monnaie courante, notamment sous la forme de taximia, des introductions instrumentales chargées d’émotion. La plupart des morceaux interprétés par ce courant, du moins avant la seconde guerre mondiale, sont généralement constitués de simples mélodies sans véritable ornement.

Ces répertoires parfois issus des prisons, évoquent irrémédiablement les mêmes thèmes à savoir l’amour déçu, la prostitution, la drogue, le déracinement, l’opposition à l’ordre établi, la maladie (tuberculose) et la mort. Avec cette dernière d’ailleurs, les rébètes entretiennent des relations ambiguës, appelant de leurs voeux sa venue tout en célébrant : à outrance les plaisirs de la vie. Ainsi dans cet univers plutôt sombre, les rébètes n’hésitent pourtant pas à utiliser l’humour et la satire dans leurs chansons, chose qui contribue inévitablement à rallier à eux un auditorat en proie au désœuvrement chronique voir à une absolue désespérance.

Au milieu des années 20, se multiplient les enregistrements, à Athènes et bien sûr aux Etats-Unis. Mais il faut vraisemblablement attendre le début des années 30 pour voir les premiers 78 tours comportants du bouzouki enregistrés en Grèce, comme le premier disque de Markos Vamvakaris, un des maître incontestable du genre avec Yannis Papaïoannou. Vamvakaris participera au fameux quartet du Pirée, le groupe de musique rébétique le plus marquant de cette période, comportant outre Vamvakaris, Giorgos Batis, Stratos Pagioumtzis, et Anestis Délias dit Artémis, un jeune prodige de la guitare et du bouzouki s’adonnant aux drogues dures, qui mourra dans la rue à l’âge de 32 ans. La plupart de ces musiciens écrient et jouent leurs propres compositions, dont les textes, empreint d’une poésie très concrète, ont été en partie traduits en français par Jacques Lacarrière dans son livre La Grèce de l’ombre (1999). « Quand je serai mort, l’ami, Les flics viendront, c’est sûr, on m’emmènera au trou dans la benne à ordure…» écrivait par exemple Giorgos Batis en 1933 dans la chanson « Je suis un camé », une démonstration du mélange constant que le Rébétiko opère entre la tragédie et la désinvolture.

Le style du Pirée a aussi des danses indissociables de sa musique, les deux principales — exclusivement masculines — sont le Hasapiko, « la danse des bouchers », une des plus vieilles, les hommes la dansent à trois en se tenant par les épaules, l’autre est le Zébéïkiko, une danse solitaire à neuf temps aux origines guerrières, le danseur tourne sur lui-même faisant parfois mine de s’effondrer en proie à une grande tristesse.

Les deux styles précédemment cités loin de s’ignorer l’un l’autre vont au contraire s’influencer mutuellement, des années 1920 aux années 1940, certains instruments et musiciens n’auront de cesse de naviguer allègrement de l’un à l’autre.

À partir de 1936, date de l’accession au pouvoir du dictateur Métaxas, le rébétiko va être confronté à une rude période de persécution. Une censure féroce s’abat sur les artistes : toutes références à la drogue et aux activités illégales et/ou licencieuses doivent être bannies, la police effectue régulièrement des descentes punitives dans les tékés dont un grand nombre ferment progressivement leurs portes. La dictature s’emploie également à faire disparaitre le plus possible les influences orientales qui peuplent cette musique. Ainsi les amanedes cette forme de chant issue du style de Smyrne est interdite. L’usage de certains instruments notamment le bouzouki tombe également sous le coup de la prohibition. Beaucoup de rébétes s’exilent alors dans les îles ou à Thessalonique où le climat politique reste plus vivable pour eux, le chef de la police locale, grand amateur de Rébétiko, n’hésite pas à fournir lui-même les musiciens en cannabis pour qu’ils puissent continuer à exercer leurs talents.

Avec l’invasion de la Grèce par les Allemands en 1941, le Rébétiko est au point mort, on ne fait plus d’enregistrement et il faudra attendre la libération de la Grèce pour que ce dernier se popularise au-delà de ses cercles traditionnels.

À l’aube des années 1950 le Rébétiko de la première génération à proprement parlé disparaît pour laisser place à un style plus occidentalisé, le laïko tragoudi dont le plus illustre représentant sera Vassilis Tsitsanis, avec ses chanteuses fétiches Marika Ninou et Sotiria Bellou. le bouzouki est définitivement passé à la postérité et son usage va se décliner dans la plupart des formes de musiques modernes, on le retrouve notamment dans « la chanson artistique » des années 1970, dans les œuvres de Mikis Théodorakis et Manas Hajidakis.

Le Rébétiko fondé sur des modes orientaux qui ne correspondent pas vraiment aux modes mineur/majeur majoritairement utilisés en Occident, n’aura de cesse tout au long du XXe siècle, de se tempérer pour épouser les canons occidentaux en vigueur, de sorte qu’il perdra progressivement une partie de son âme. Essaimant dans les formes musicales qui lui succéderont certains de ses éléments.

Quelques-uns des rébétes de la première génération auront à nouveau un quart d’heure de gloire dans les années 1960 mais leur musique sera passablement travestie pour correspondre aux goûts et aux modes en vigueur. Déconnectée de son univers marginal et subversif, la musique des rébétes ne pourra plus que fatalement sonner faux. Heureusement pour nous, il nous est encore parvenu suffisamment d’enregistrements originaux de leurs œuvres pour se faire une représentation acceptable de ce que fut cette sulfureuse culture populaire.


Cet article a été publié dans le fanzine La voie des sirènes, numéro 1, automne 2009. Numéro épuisé depuis de nombreuses années. Les images sont d’auteur·e·s inconnu·e·s et réputées appartenir au domaine public.